Nice-matin : Quel regard portez-vous sur la gauche française
aujourd'hui ?
Jean-Pierre Chevènement : Elle est aujourd'hui clairement en fin de cycle.
Depuis le référendum de 1992 sur le traité de Maastricht et en fait depuis
1983, le Parti socialiste refondé à Epinay en 1971 ne peut plus se dire
socialiste, ce que Manuel Valls a d'ailleurs entériné quand il a proposé que le
Parti socialiste change de nom. Le PS bénéficie d'une rente de situation
institutionnelle : il revient aux affaires quand le rejet de la droite est trop
fort, en 2012 par exemple. A défaut de projet social, il propose des réformes
sociétales. Depuis 1984, le Front National file sa pelote. Jean-Luc Mélenchon,
malgré ses qualités de tribun, a échoué à faire surgir un « Syriza » à la française.
Nous allons donc entrer dans une zone de tempêtes politiques. Le monde a
profondément changé. Et la gauche française n’a pas su renouveler son offre.
Pensez-vous que les Frondeurs puissent faire imploser le PS ?
Les Frondeurs n’ont pas su élaborer un logiciel qui les distingue vraiment de
la majorité du PS, notamment sur l'Europe.
Globalement, comment jugez-vous les trois premières années du quinquennat de
François Hollande ?
François Hollande a hérité d'un pays à la compétitivité très dégradée. Avec le
rapport Gallois fin 2013, il a su formuler le bon diagnostic. Mais les mesures
prises pour la reconquête de la compétitivité de l'économie française sont
insuffisamment ciblées sur l'industrie. De bonnes mesures sont intervenues
récemment, comme l'amortissement dégressif des investissements qui peuvent
aider nos entreprises à se moderniser. En matière de technologies numériques,
nos entreprises sont très en retard sur leurs concurrentes allemandes et
italiennes. Emmanuel Macron a formulé un plan intéressant concernant « l'usine
du futur ». Mais notre solde commercial manufacturier, la vraie mesure de la
compétitivité française, s'est encore dégradé en 2014. L'appareil productif
français s'est élimé. Depuis 2009, 1200 usines ont été fermées, 600 à peine
ouvertes. La petite reprise actuelle se traduit par un gonflement des
importations et une nouvelle dégradation du solde commercial. Il faut des
mesures plus énergiques : par exemple exiger de Bruxelles que le « Crédit d'impôt
compétitivité emploi » (40 milliards d’euros) soit réservé aux entreprises
industrielles et ne bénéficie pas aux banques et aux grandes surfaces qui n'exportent
pas. Les exportations, ce sont des biens industriels exclusivement. Par
mollesse et par idéologie, nous acceptons la voie sans issue de la «
dévaluation interne ».
Comment espérer vraiment sortir de la spirale du chômage ?
En réindustrialisant le pays à partir de technologies d'avenir et en favorisant
réellement les PMI. Ma conviction est qu'on devra procéder à un réaménagement
d'ensemble du système monétaire européen. L'hétérogénéité de la zone euro
condamne à terme la monnaie unique. Il faut lui substituer une monnaie commune
et redonner de la flexibilité à ce système si on ne veut pas enfermer l'Europe
dans une stagnation de longue durée.
Encore faudrait-il qu'il en ait la volonté.
Il faut, avez-vous écrit, repenser l’Europe vers plus de démocratie. De quelle
manière ?
Oui, il est temps de redresser l'Europe en s’appuyant sur la démocratie. Celle-ci
vit dans les nations, là où on s'entend ! Il faut donc trouver un compromis
entre le legs communautaire (le marché unique) et la méthode confédérale chère
au général de Gaulle. Il faut construire une « Europe européenne » qui puisse
se faire entendre entre les USA et la Chine. Une Europe centrée sur l’essentiel
(l'économie, l'emploi, la politique extérieure) et bien sûr à géométrie
variable, avec les nations volontaires.
Face à la menace terroriste, quelles sont les mesures que le ministre de l’Intérieur
que vous avez été aurait prises ?
Le ministre de l'Intérieur actuel a fait ce qu’il fallait dans son domaine.
Mais il faut mettre de la cohérence dans toute notre politique : aimer et faire
aimer la France si on veut que les jeunes issus de limmigration aient vraiment
envie de s'y intégrer. Faire respecter par tous la loi républicaine et son
esprit. Mettre fin aux incohérences de notre politique étrangère : on ne peut
pas prétendre combattre à la fois Daesch et Bachar el Assad en Syrie : entre deux
maux, il faut choisir le moindre. En Irak, on a abattu Saddam Hussein : c'était
un dictateur certes, mais laïc et moderniste. L'Irak actuel est dominé par les
Chiites qui n'ont pas su faire leur place aux Sunnites, ainsi jetés dans les
bras de Daesch. Il faut un Irak fédéral si on veut couper Daesch des
populations de l'Ouest irakien. Il n'était pas intelligent de plonger la Libye
dans le chaos, pour récolter le terrorisme djihadiste au Mali et dans le Sahel
et il est paradoxal de le combattre tout en faisant « ami-ami » avec ceux qui
le financent. Là encore, il faut mettre de la clarté. Il faut rompre avec ce qu’Hubert
Védrine a appelé l'Irreal-politik. Comme disait Jaurès : « Si on veut aller à
l'idéal, il faut commencer par comprendre le réel ».
Le modèle d'intégration à la française est-il en panne ?
J’ai déjà largement répondu. Ni discrimination ni passe-droit : la loi
républicaine pour tous, dans sa lettre et son esprit. L’intégration, ce n’est
pas la négation des différences, c'est leur acceptation mais sous le toit des
valeurs républicaines communes : la République laïque valorise ce que nous
avons de commun (la raison, l'amour de la République et de la France) mais pas
ce qui nous différencie (la religion par exemple, du ressort de choix privés).
Pour ma part, ayant confiance dans l'avenir de la France, je crois en sa
capacité d'intégration. Il faut surmonter la rancœur des uns et le rejet des
autres. Il n'y a que la République, la vraie, avec son bonnet phrygien, symbole
d'affranchissement, qui puisse le faire.
Si c'était à refaire, vous seriez encore candidat à la présidentielle de 2002
(5,33 % des voix) ?
Bien entendu. J'ai ouvert un chemin : celui d'un pôle républicain de salut
public. Les propositions que j’ai faites gardent toutes leur pertinence. Plutôt
que de s'interroger sur sa ligne politique et sur les erreurs de sa campagne,
le Parti Socialiste a voulu faire de Jean- Pierre Chevènement le bouc émissaire
de sa défaite. Il va retrouver le même problème en 2017, aggravé par sa cécité
: Le Pen était à 17 % en 2002, sa fille est aujourd'hui à 25 %. Il serait temps
de s’interroger sur la politique qui a mis le FN à cet étiage !
Entretien de Jean-Pierre Chevènement accordé à Nice-matin,
vendredi 5 juin 2015