Jean-Pierre Chevènement, invité de LCI

Chevènement : "on a détruit l'école de l'intérieur"


samedi 6 juin 2015

"le PS ne peut plus se dire socialiste"

Nice-matin : Quel regard portez-vous sur la gauche française aujourd'hui ? 
Jean-Pierre Chevènement : Elle est aujourd'hui clairement en fin de cycle. Depuis le référendum de 1992 sur le traité de Maastricht et en fait depuis 1983, le Parti socialiste refondé à Epinay en 1971 ne peut plus se dire socialiste, ce que Manuel Valls a d'ailleurs entériné quand il a proposé que le Parti socialiste change de nom. Le PS bénéficie d'une rente de situation institutionnelle : il revient aux affaires quand le rejet de la droite est trop fort, en 2012 par exemple. A défaut de projet social, il propose des réformes sociétales. Depuis 1984, le Front National file sa pelote. Jean-Luc Mélenchon, malgré ses qualités de tribun, a échoué à faire surgir un « Syriza » à la française. Nous allons donc entrer dans une zone de tempêtes politiques. Le monde a profondément changé. Et la gauche française n’a pas su renouveler son offre. 

Pensez-vous que les Frondeurs puissent faire imploser le PS ? 
Les Frondeurs n’ont pas su élaborer un logiciel qui les distingue vraiment de la majorité du PS, notamment sur l'Europe. 

Globalement, comment jugez-vous les trois premières années du quinquennat de François Hollande ? 
François Hollande a hérité d'un pays à la compétitivité très dégradée. Avec le rapport Gallois fin 2013, il a su formuler le bon diagnostic. Mais les mesures prises pour la reconquête de la compétitivité de l'économie française sont insuffisamment ciblées sur l'industrie. De bonnes mesures sont intervenues récemment, comme l'amortissement dégressif des investissements qui peuvent aider nos entreprises à se moderniser. En matière de technologies numériques, nos entreprises sont très en retard sur leurs concurrentes allemandes et italiennes. Emmanuel Macron a formulé un plan intéressant concernant « l'usine du futur ». Mais notre solde commercial manufacturier, la vraie mesure de la compétitivité française, s'est encore dégradé en 2014. L'appareil productif français s'est élimé. Depuis 2009, 1200 usines ont été fermées, 600 à peine ouvertes. La petite reprise actuelle se traduit par un gonflement des importations et une nouvelle dégradation du solde commercial. Il faut des mesures plus énergiques : par exemple exiger de Bruxelles que le « Crédit d'impôt compétitivité emploi » (40 milliards d’euros) soit réservé aux entreprises industrielles et ne bénéficie pas aux banques et aux grandes surfaces qui n'exportent pas. Les exportations, ce sont des biens industriels exclusivement. Par mollesse et par idéologie, nous acceptons la voie sans issue de la « dévaluation interne ».


Comment espérer vraiment sortir de la spirale du chômage ? 
En réindustrialisant le pays à partir de technologies d'avenir et en favorisant réellement les PMI. Ma conviction est qu'on devra procéder à un réaménagement d'ensemble du système monétaire européen. L'hétérogénéité de la zone euro condamne à terme la monnaie unique. Il faut lui substituer une monnaie commune et redonner de la flexibilité à ce système si on ne veut pas enfermer l'Europe dans une stagnation de longue durée. 
Encore faudrait-il qu'il en ait la volonté. 

Il faut, avez-vous écrit, repenser l’Europe vers plus de démocratie. De quelle manière ? 
Oui, il est temps de redresser l'Europe en s’appuyant sur la démocratie. Celle-ci vit dans les nations, là où on s'entend ! Il faut donc trouver un compromis entre le legs communautaire (le marché unique) et la méthode confédérale chère au général de Gaulle. Il faut construire une « Europe européenne » qui puisse se faire entendre entre les USA et la Chine. Une Europe centrée sur l’essentiel (l'économie, l'emploi, la politique extérieure) et bien sûr à géométrie variable, avec les nations volontaires. 

Face à la menace terroriste, quelles sont les mesures que le ministre de l’Intérieur que vous avez été aurait prises ? 
Le ministre de l'Intérieur actuel a fait ce qu’il fallait dans son domaine. Mais il faut mettre de la cohérence dans toute notre politique : aimer et faire aimer la France si on veut que les jeunes issus de l’immigration aient vraiment envie de s'y intégrer. Faire respecter par tous la loi républicaine et son esprit. Mettre fin aux incohérences de notre politique étrangère : on ne peut pas prétendre combattre à la fois Daesch et Bachar el Assad en Syrie : entre deux maux, il faut choisir le moindre. En Irak, on a abattu Saddam Hussein : c'était un dictateur certes, mais laïc et moderniste. L'Irak actuel est dominé par les Chiites qui n'ont pas su faire leur place aux Sunnites, ainsi jetés dans les bras de Daesch. Il faut un Irak fédéral si on veut couper Daesch des populations de l'Ouest irakien. Il n'était pas intelligent de plonger la Libye dans le chaos, pour récolter le terrorisme djihadiste au Mali et dans le Sahel et il est paradoxal de le combattre tout en faisant « ami-ami » avec ceux qui le financent. Là encore, il faut mettre de la clarté. Il faut rompre avec ce qu’Hubert Védrine a appelé l'Irreal-politik. Comme disait Jaurès : « Si on veut aller à l'idéal, il faut commencer par comprendre le réel ». 

Le modèle d'intégration à la française est-il en panne ? 
J’ai déjà largement répondu. Ni discrimination ni passe-droit : la loi républicaine pour tous, dans sa lettre et son esprit. L’intégration, ce n’est pas la négation des différences, c'est leur acceptation mais sous le toit des valeurs républicaines communes : la République laïque valorise ce que nous avons de commun (la raison, l'amour de la République et de la France) mais pas ce qui nous différencie (la religion par exemple, du ressort de choix privés). Pour ma part, ayant confiance dans l'avenir de la France, je crois en sa capacité d'intégration. Il faut surmonter la rancœur des uns et le rejet des autres. Il n'y a que la République, la vraie, avec son bonnet phrygien, symbole d'affranchissement, qui puisse le faire. 

Si c'était à refaire, vous seriez encore candidat à la présidentielle de 2002 (5,33 % des voix) ? 
Bien entendu. J'ai ouvert un chemin : celui d'un pôle républicain de salut public. Les propositions que j’ai faites gardent toutes leur pertinence. Plutôt que de s'interroger sur sa ligne politique et sur les erreurs de sa campagne, le Parti Socialiste a voulu faire de Jean- Pierre Chevènement le bouc émissaire de sa défaite. Il va retrouver le même problème en 2017, aggravé par sa cécité : Le Pen était à 17 % en 2002, sa fille est aujourd'hui à 25 %. Il serait temps de s’interroger sur la politique qui a mis le FN à cet étiage !



Entretien de Jean-Pierre Chevènement accordé à Nice-matin, vendredi 5 juin 2015